Funérailles le 6 juin à Kafr Qasem de Mohammed Taha
Par Gideon Levy
et Daniel Barenboim
(Gideon Levy) En Israël, lorsqu’un policier tue un manifestant il ne s’agit que d’une histoire marginale… lorsque la victime est Arabe. Imaginons que le manifestant qui a été abattu d’un coup de fusil par un garde de sécurité ait été un Juif. Imaginons qu’il ait été un utraorthodoxe (Haredi) ou quelqu’un d’origine éthiopienne, voire – tentons de l’imaginer – un colon. Cela est difficile à concevoir car de telles choses sont extrêmement rares, mais le degré d’indignation provoquée resterait étroitement dépendant du rang ethno-politique de la victime: si la victime était Ethiopienne, l’indignation aurait été moindre; s’il s’agissait d’un Haredi elle le serait davantage; mais si un colon avait été abattu par les forces de sécurité cela aurait provoqué un soulèvement armé.
Mais Mohammed Taha [qui a été tué dans la soirée du lundi 5 juin à l’entrée du poste de police de Kafr Qassem et dont les funérailles ont lieu le 6 juin en présence de milliers de personnes] avait la malchance de n’être né ni colon, ni Haredi, ni même juif éthiopien. Il était est né Arabe. La malédiction d’être né Arabe l’a marqué aussi bien dans sa vie que dans sa mort. C’est parce qu’il est né Arabe que sa mort a été gommée par les médias israéliens et que son assassinat n’a pas été considéré comme une tragédie. Mardi 6 juin, la presse a estimé que l’enseignant qui étreignait ses élèves de manière inappropriée dans une école de Tel-Aviv constituait une histoire plus intéressante puisque cela concernait nos précieux et tendres enfants [une polémique a été répercutée dans la presse à propos du comportement inadéquat d’un enseignant de Rishon Letzion, ville se situant au sud de Tel-Aviv, qui aurait embrassé une de manière «paternelle» ou non une élève de 12 ans]. Les citoyens arabes nous sont bien moins précieux. C’est la raison pour laquelle l’assassinat d’un manifestant arabe a été marginalisé. Il est difficile de le croire. Mais qu’un policier tue un manifestant palestinien est considéré comme une histoire négligeable simplement parce que la personne tuée était Arabe.
C’est vraiment une coïncidence incroyable – une concomitance aussi incroyble que «l’assassinat [le 4 novembre 1995 par un jeune juif orthodoxe] de Yitzhak Rabin se seraut produit sur la place Rabin» [en réalité il s’agissait de la place des Rois d’Israël rebabtisée place Rabin] – que les manifestants abattus en israël soient presque toujours des Arabes. Les treize victimes en octobre 2000 étaient des Arabes [1]. Yakoub Abou-al-Kiyan, tué en janvier à Umm al-Hiram dans le Négev, était un Bédouin arabe [voir l’article publié sur ce site en date du 31 janvier 2017]. Mohammed Taha était lui aussi Arabe. C’est sans doute par un pur hasard si, d’après les chiffres du centre Mossawa Advocacy pour les citoyens arabes d’Israël, 55 citoyens arabes ont été tués par les forces de sécurité et des civils israéliens depuis octobre 2000. Nouf Iqab Enfeat, l’adolescente de quinze ans tuée près de Mevo Dotan [colonie en Cisjordanie] par des soldats la semaine dernière alors qu’elle fuyait, était également Arabe, comme toutes les filles armées de ciseaux et des garçons armés de couteaux que les forces de sécurité ont abattus sans raison.
C’est sans doute une coïncidence malheureuse que ce soient à chaque fois des Arabes qui aient été tués. Mais en réalité aucun garde de sécurité israélien ne tirerait sur un manifestant juif devant un poste de sécurité simplement parce qu’il «avait un regard de tueur». Les Israéliens ont une tendance innée à percevoir des criminels chaque fois qu’ils voient des Arabes. C’est la raison pour laquelle ils tirent et les tuent. Les Arabes abattus ont tous été tués non pas parce qu’ils manifestaient, jetaient des pierres, incendiaient des voitures de police ou tentaient de poignarder un soldat : ils ont surtout été tués parce qu’ils étaient Arabes. Sinon ils n’auraient pas été tués avec cette facilité si consternante.
Ce n’est pas non plus une coïncidence si ces tueurs subissent si rarement les conséquences de leur crime ; certains deviennent même les héros du moment. « Nous n’abandonnerons pas le tireur », déclarait la police ce mercredi 7 juin. Le tireur est déjà transformé en une victime qui ne doit pas être abandonnée, même avant l’enquête qui ne sera jamais lancée. Mais il ne s’agit pas uniquement du destin de l’homme abattu ni du terrible mépris pour les vies arabes, qui sont les moins chères en Israël. Ce qui est choquant dans toute cette affaire est qu’à cause de ce racisme personne ne voit le danger que court la démocratie. A cause de notre racisme, personne n’imagine que des officiers de police et des gardes de sécurité qui abattent un manifestant arabe pourraient un jour agir de la même manière avec un manifestant juif. Ou peut-être le racisme est-il si profondément ancré que cela pourrait ne jamais arriver, et que la démocratie restera réservée aux seuls Juifs dans un Etat non démocratique.
La police israélienne aurait dû prendre des précautions particulières à Kafr Qasem [où a été tué Mohammed Taha]. L’Etat d’Israël devrait baisser la tête de honte et de culpabilité lorsqu’il est question de cette ville. En effet, il y a soixante ans, 46 résidents, dont 9 femmes et 17 enfants et adolescents, ont été massacrés par cette même force de police ; depuis longtemps l’Etat aurait dû demander pardon, et la police aurait dû se soucier encore plus pour la sécurité des résidents que dans d’autres villes.
Au lieu de cela, il y a eu un mini-massacre à Kafr Qasem, cette fois une seule personne a été tuée. Admettons au moins que cela n’aurait jamais pu arriver à un Juif. Ce seul constat en dit suffisamment. (Article publié dans le quotidien Haaretz, le 7 juin 2017 ; traduction A l’Encontre)
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[1] En septembre 2000, Ariel Sharon se rend sur l’esplanade des Mosquées. Une provocation méditée. Les Palestiniens vont multiplier les manifestations de protestation. Les forces de répression israéliennes vont les réprimer, en faisant des centaines de blessés et en tuant 15 manifestants. Le symbole de cette terrible répression fut l’assassinat d’un enfant âgé de 12 ans que son père tentait de protéger. Son nom : Mohammed al-Durah. Dans ce contexte qui marque le début de la seconde Intifada, les dites forces de sécurité israéliennes n’ont pas hésité à assassiner 13 Arabes israéliens. (Réd. A l’Encontre)
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10 juin 1967 – 10 juin 2017: cinquante ans d’occupation israélienne
(Daniel Barenboim) La politique internationale est actuellement dominée par des sujets tels que la crise de l’euro et des réfugiés, le repli sur soi des Etats-Unis de Trump, la guerre en Syrie et le combat contre le fanatisme islamiste. Un sujet pourtant quasi omniprésent jusqu’à la moitié de la première décennie du nouveau siècle s’est toujours plus éloigné des journaux télévisés et ainsi de la conscience de la population : le conflit au Proche-Orient. Depuis des décennies, le conflit entre les Israéliens et les Palestiniens fut un sujet durable et sa résolution une priorité de la politique américaine et européenne. Après de nombreux échecs lors des dernières tentatives de solution, une sorte de statu quo s’est installée. Le conflit est considéré comme bloqué, avec un certain malaise, mais aussi de la perplexité et une forme de désillusion.
Daniel Barenboim avec l’orchestre Divan occidental-oriental
Ceci est d’autant plus tragique que les fronts continuent de s’endurcir, la situation des Palestiniens continue de se détériorer fortement, et même le meilleur des optimistes suppose que le gouvernement américain actuel ne s’impliquera pas dans le conflit de la façon la plus pertinente. Ce qui est particulièrement tragique, c’est que nous commémorons cette année et l’année prochaine deux dates tristes, spécialement pour les Palestiniens. En 2018, ce sera les 70 ans de « Al-Nakba », ce que les Palestiniens appellent la « Catastrophe », c’est-à-dire l’expulsion de plus de 700’000 Palestiniens du territoire placé sous l’ancien mandat britannique, la Palestine, en conséquence directe du plan de partage de la Palestine et de la création de l’Etat d’Israël, le 14 mai 1948. Al-Nakba dure, car plus de 5 millions de descendants directs des expulsés palestiniens vivent encore en exil forcé.
Et cette année, le 10 juin 2017, nous commémorons 50 ans d’occupation israélienne durable du territoire palestinien, un état de fait moral insupportable. Même ceux qui pensaient que la guerre des Six Jours se terminant à cette date fut nécessaire pour la défense d’Israël ne peuvent pas nier que l’occupation et ses conséquences représentent une catastrophe absolue. Non seulement pour les Palestiniens, mais également pour les Israéliens, d’un point de vue stratégique et éthique.
Un demi-siècle est ainsi passé et jamais la solution n’a paru si éloignée. Personne ne peut s’attendre à ce qu’un jeune Palestinien et un jeune Israélien se tendent la main. Et bien que le sujet, comme dit précédemment, ne soit pas très « populaire » : important, oui, il reste existentiel. Pour le peuple de la Palestine et pour Israël, pour l’ensemble du Proche-Orient, pour le monde entier.
C’est pourquoi j’appelle aujourd’hui, pour les 50 ans de l’occupation, l’Allemagne et l’Europe à remettre la priorité sur la solution à ce conflit. Un conflit qui n’est pas politique, mais la conviction profonde de deux peuples d’avoir un droit sur le même petit morceau de terre. Si l’Europe s’exprime en disant qu’il faut plus de force et d’indépendance, alors cette force et cette indépendance appartiennent à la revendication explicite à la fin de l’occupation et la reconnaissance de l’Etat palestinien.
En tant que juif vivant depuis plus de vingt-cinq ans à Berlin, je dispose d’une perspective particulière sur la responsabilité historique de l’Allemagne dans ce conflit. J’ai la liberté et le bonheur de pouvoir vivre en Allemagne, parce que les Allemands ont interrogé leur passé et l’ont travaillé. Bien sûr, il y a aussi dans l’Allemagne actuelle des tendances inquiétantes à l’extrême droite que nous devons combattre. Mais dans l’ensemble, la société allemande depuis 1945 s’est transformée en une société tolérante, libre et consciente de sa responsabilité humanitaire.
L’Allemagne et Israël ont évidemment établi des relations stables ; l’Allemagne s’est toujours ressentie, avec raison, comme une obligée envers Israël. Mais je dois aller plus loin : car l’Allemagne a également une obligation particulière envers les Palestiniens. Sans l’Holocauste, il n’y aurait jamais eu de partage de la Palestine, ni la Nakba [1948], ni la guerre de 1967, ni l’occupation. Dans les faits, il ne s’agit pas seulement d’une responsabilité allemande, mais européenne, car l’antisémitisme était un phénomène présent dans toute l’Europe, et les Palestiniens souffrent directement aujourd’hui des conséquences directes de cet antisémitisme, bien qu’en aucune mesure ils en soient eux-mêmes les responsables.
Il est absolument nécessaire que l’Allemagne et l’Europe assument leur responsabilité envers le peuple palestinien. Cela ne signifie pas que des mesures doivent être prises contre Israël, mais à l’inverse des mesures doivent être prises pour les Palestiniens. L’occupation en cours [1] est inacceptable à la fois moralement et stratégiquement, et elle doit s’arrêter. Jusqu’à présent, le monde n’a rien fait de significatif dans ce but, mais l’Allemagne et l’Europe doivent exiger la fin de l’occupation et le respect des frontières antérieure à 1967. Il faut favoriser la solution à deux Etats afin que la Palestine soit enfin reconnue comme un Etat indépendant. Une solution juste doit être trouvée sur la question des réfugiés. Le droit au retour des Palestiniens doit être reconnu, leur installation concrétisée en concertation avec Israël. La juste répartition des ressources et la garantie de droits humains fondamentaux et des droits civils des Palestiniens doivent devenir réalité. C’est la mission de l’Europe, en particulier dans un ordre mondial en mutation.
Cinquante ans après le 10 juin 1967, nous sommes peut-être loin d’une solution au conflit israélo-palestinien. Mais si l’Allemagne et l’Europe commencent aujourd’hui à accepter leurs responsabilités historiques et à prendre des mesures en faveur des Palestiniens, alors peut-être pourrons-nous empêcher que n’arrive le 100e «anniversaire» de l’occupation israélienne des Territoires palestiniens, 50 ans après juin 2017, avec une situation qui n’aurait en rien changé. (Texte original publié sur le site de Daniel Barenboim en anglais pour le 10 juin 2017, traduit par El Pais du 12 juin, par Libération, texte édité par Rédaction A l’Encontre)
Daniel Barenboim, né en 1942 à Buenos Aires dans une famille juive d’origine russe. Il a étudié le piano avec son père et a commencé sa carrière de pianiste à Buenos Aires, puis à Vienne. Sa famille s’est établie en Israël en 1950. Il a très jeune «travaillé» avec Igor Markevich et à l’âge de 11 ans il joua dans l’orchestre philharmonique de Berlin. Depuis lors, sa carrière s’est affirmée à l’échelle internationale, aussi bien comme pianiste que comme chef d’orchestre, ou directeur de master classes. En 1999, il a donné un récital à l’Université de Birzeit à Ramallah. Dans la foulée, il a mis sur pied l’orchestre du Divan occidental-oriental réunissant des musiciens israéliens, arabes et palestiniens. (Réd. A l’Encontre)
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[1] L’AFP, le 13 juin 2017, indique que le gouvernement israélien a avalisé le plus grand nombre de projets de colonisation dans les Territoires palestiniens depuis 1992. Le ministre de la Défense du gouvernement Netanyahou, Avidgor Lieberman, n’a pas manqué de s’en féliciter. Les chiffres dévoilés par le ministre de la Défense sont similaires à ceux publiés la semaine dernière par l’ONG israélienne anticolonisation La Paix maintenant. Celle-ci avait affirmé que 7.721 unités de colonisation ont progressé d’une manière ou d’une autre cette année, soit le triple de ce qui avait été enregistré en 2016. La semaine passée, 3000 plans de constructions ont reçu une «acceptation intermédiaire», autrement dit sont en voie de pouvoir être réalisées. Pour rappel, plus de 600’000 Israéliens sont installés dans les Territoires occupés. Netanyahou a annoncé, à l’occasion de la venue en Israël de la représentante des Etats-Unis à l’ONU, Nikki Haley, qu’il fallait dissoudre l’UNRWA (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East – Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient). Comme l’indique l’AFP : «Cet organisme gère des centaines d’écoles accueillant des enfants palestiniens dans la bande de Gaza, en Cisjordanie occupée et à Jérusalem-Est annexée ainsi qu’au Liban, en Jordanie et en Syrie. L’UNRWA distribue de l’aide et a ouvert des centres de formation d’enseignants, des dispensaires et offre des services sociaux.» La politique du «Grand Israël» reste un axe du gouvernement Netanyahou et est promue pratiquement. Un secteur actif des colons, représentés au sein du gouvernement, prône la réalisation de projet messianico-religieux intégriste. Or, au sein de l’armée israélienne, une génération d’officiers est issue de cette population coloniale spécifique post-1967. (Rédaction A l’Encontre)
La réalité du conflit post-syrien : qui contient qui ?
Par Alastair Crooke – Le 23 janvier 2018 – Source Strategic Culture
Les négociations de la Maison Blanche au Moyen-Orient, avec Mohammad bin Salman (MbS), Mohammad bin Zayed (MbZ) et Bibi Netanyahou pour un « deal du siècle » ont abouti, non seulement à « pas d’accord » mais ont plutôt exacerbé les tensions du Golfe en une crise quasi-existentielle. Les États du Golfe sont maintenant très vulnérables. L’ambition a incité certains dirigeants à ignorer les limites inhérentes aux petits émirats marchands tribaux et à prétendre participer à des jeux de pouvoir hors de leur portée, en tant qu’architectes, à la tête d’un nouvel ordre du Moyen-Orient.
L’équipe Trump – et quelques Européens – enivrés par cette nouvelle génération de trentenaires ambitieux, hommes de pouvoir issus des écoles de commerce du Golfe, ont tout bousculé. La First Family [la famille du président US] a endossé le récit – cul par dessus tête – faisant de l’Iran et des chiites des méchants archaïques et des terroristes, et a pensé tirer parti de cela dans un accord par lequel l’Arabie saoudite et Israël agiraient conjointement pour entraver l’Iran et ses alliés, et en retour, Israël gagnerait, enfin, sa normalisation longtemps recherchée avec le monde sunnite – l’affaire du siècle.
Eh bien, la décision mal inspirée sur Jérusalem a mis fin à ce jeu, ou plutôt, l’intervention de Trump a fait le contraire, elle a offert à la région un pôle autour duquel les anciens antagonistes du conflit syrien pouvaient se retrouver sur une cause partagée : défendre Jérusalem comme culture, histoire et source d’identité commune aux peuples musulmans et chrétiens. Une cause qui pourrait unir la région – après une période récente de tensions et de conflits.
Et les États du Golfe se trouvent maintenant, après la perte de la Syrie, entraînés dans une autre controverse hautement contentieuse – le djihad ostensiblement dirigé par les Américains, contre les chiites – dans toutes ses manifestations régionales (réelles et imaginaires). Un projet de grande ampleur qui n’est bon ni pour les affaires (Dubaï, par exemple, étant essentiellement un petit État commercial du Golfe qui survit grâce au commerce avec l’Iran et le Pakistan – ce dernier ayant une importante population chiite), ni pour une politique avisée : l’Iran est une vraie nation datant de 6 000 ans, avec une population de près de 100 millions d’habitants.
Il n’est pas surprenant que ce projet controversé démantèle le Conseil de coopération du Golfe (CCG) : Oman, avec ses liens anciens avec l’Iran, n’a jamais joué un rôle ; le Koweït, avec son importante composante chiite, pratique la coexistence et l’inclusion de ses chiites. Dubaï s’inquiète pour ses perspectives économiques ; et le Qatar… Eh bien, le harcèlement contre le Qatar a fini par inclure ce pays dans un nouvel axe régional avec l’Iran et la Turquie.
Mais pire que cela, l’Art du contrat concerne aussi le revanchisme économique américain : l’Amérique récupère un territoire économique perdu à cause de la négligence (prétendue) des administrations américaines précédentes – selon l’analyse de la Stratégie de sécurité nationale américaine (NSS). Washington serait en train de jouer avec des droits de douane contre la Chine, des sanctions contre la Russie et une guerre économique destinée à renverser le gouvernement en Iran. Si le président Trump poursuivait cette politique (et il semble que ce soit effectivement son intention) il y aurait alors, en représailles, une forme de riposte économique de la part de la Chine, de la Russie et de l’Iran. Déjà la superficie et la population, couvertes par le système du pétro-dollar, ont diminué – et pourraient encore diminuer davantage (peut-être même inclure l’Arabie saoudite acceptant un paiement en yuans, pour son pétrole).
En bref, la base de liquidité – les gisements de pétrodollars – sur laquelle repose l’hyper-sphère financiarisée du Golfe, et une grande partie de son bien-être économique, va se resserrer. Et cela arrive à un moment où les revenus pétroliers ont déjà faibli – la première étape du rétrécissement du pétrodollar est en cours – obligeant les États du Golfe à un retranchement fiscal au détriment de leurs citoyens. La Chine a récemment contré les plans de guerre commerciale des États-Unis, en laissant fuiter intentionnellement – puis en se rétractant – l’idée que la Banque centrale de Chine arrêterait d’acheter des bons du Trésor américain ou se débarrasserait de ceux qu’elle a. Et la grande agence de notation chinoise, Dagong, a dégradé la note de la dette souveraine américaine de A- à BBB+, suggérant effectivement que les avoirs du Trésor américain possédés par les pays du Golfe ne sont plus les actifs sans risque qu’ils étaient supposés être, et pourraient même se trouver dévalués, si les taux d’intérêt augmentent ; ou si un nouveau QE4 (assouplissement quantitatif) se produit aux US.
Comment se fait-il alors que le Golfe soit devenu aussi exposé ? Essentiellement, en ne reconnaissant pas, puis en dépassant ses propres limites intrinsèques, c’est la réponse rapide. À la fin des années 1990 et au début des années 2000, c’était le Qatar et son dirigeant, Hamad bin Khalifa, qui étaient perçus comme politiquement puissants, bien au-delà du minuscule poids du Qatar (200 000 habitants). Le Qatar avait créé le réseau d’information al-Jazeera, une innovation choquante dans le monde arabe à l’époque, mais qui allait devenir un outil vraiment efficace pendant le soi-disant printemps arabe. Al-Jazeera été crédité – du moins c’est ce que l’Émir m’avait dit à l’époque – de l’éviction du Président Moubarak et de la mise en place du cadre politique pour la vague de manifestations populaires en 2011. Peut-être que l’Émir avait raison dans son estimation. Il semblait alors qu’une grande partie des pays du Golfe (y compris les EAU) pourrait être renversée par la guerre de l’information menée par Al-Jazeera et tomber aux mains des Frères musulmans, que le Qatar nourrissait comme un moyen pour réformer le monde arabe sunnite.
Pour être clair, le Qatar était précisément en train de défier l’Arabie saoudite – et pas seulement sur le plan politique. En parrainant les Frères musulmans, il contestait la doctrine même qui sous-tendait les fondements religieux de la monarchie absolue de l’Arabie saoudite – les Frères musulmans, contrairement aux Al-Saoud, soutiennent que la souveraineté spirituelle repose sur la communauté des musulmans, la Oumma – et non sur le roi saoudien. Les Saoudiens détestaient cet orgueil qatari révolutionnaire qui menaçait complètement la domination des Al-Saoud. Mohammed bin Zayed (MbZ) aussi, qui croyait que les Frères musulmans visaient son royaume Abu Dhabi – et c’était le cas. Il y avait aussi d’anciens griefs et de la rivalité entre Abu Dhabi et le Qatar. L’Émir qatari avait finalement dépassé les bornes, il fut chassé de son trône et exilé en 2013.
Historiquement, Abu Dhabi avait toujours eu une relation quelque peu fragile avec l’Arabie saoudite, qui condescendait à l’existence de ces émirats mineurs, mais avec le prince héritier qui dirige l’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane (MbS), MbZ a détecté une chance pour lui (et Abu Dhabi) non seulement d’influencer le jeune MbS, mais aussi pour Abu Dhabi de devenir le nouveau Qatar, boxant bien au dessus de sa catégorie, avec son léger poids politique. Mais, contrairement au Qatar, ne cherchant pas à rivaliser avec l’Arabie saoudite, mais devenant le Magicien d’Oz derrière le rideau, tirant les ficelles de l’Arabie saoudite pour gagner en influence aux États-Unis, et obtenir ainsi l’approbation et la faveur américaines pour MbS, et pour lui, contre les Frères musulmans laïques, néo-libéraux et anti-iraniens.
Et d’une certaine manière, le succès de MbZ, à la suite de la guerre israélienne de 2006 contre le Hezbollah, dans l’établissement d’un lien avec les Américains – grâce au général Petraeus, alors commandant du CentCom – lien centré sur la menace de l’Iran ; son utilisation habile de la peur de l’infiltration par les Frères musulmans pour ouvrir une porte à l’expansion du contrôle d’Abu Dhabi sur Dubaï et le reste des principautés, au niveau de la sécurité ; et son utilisation de l’assistance financière d’Abu Dhabi aux autres émirats à la suite de la crise financière de 2008, devaient devenir LE prototype pilote pour l’élimination des rivaux politiques, et l’acquisition d’un pouvoir sans limites. Ce chemin vers le sommet devait être un exemple pour l’ascension ultérieure de MbS vers l’autorité absolue en Arabie saoudite, sous la férule du vieux MbZ. Le duo avait l’intention d’inverser le cours du Moyen-Orient, pas moins, en entravant l’Iran, et avec l’aide américaine et israélienne, restaurer la primauté de l’Arabie Saoudite.
Le président Trump a complètement (et apparemment irrévocablement) endossé MbS et MbZ. Mais cela s’est avéré être un autre cas de surestimation du Golfe, celui-ci ne pouvait rien faire pour la normalisation de Jérusalem en Israël et Netanyahou ne pouvait rien pour alléger la situation des Palestiniens – que ce soit avec la coalition existante, ni en former une autre. Et, dans tous les cas, même Mahmoud Abbas ne pouvait rien concéder sur le statut de Jérusalem. Alors Trump a tout simplement donné la ville sainte à Israël, déclenchant ainsi un moment emblématique d’isolement diplomatique quasi-complet de l’Amérique. Politiquement, MbS, MbZ, Netanyahou et Jared Kushner ont tous échoué et sortent humiliés et affaiblis. Mais surtout, le président Trump est maintenant coincé dans son étreinte avec un dirigeant saoudien agité, et dans son antipathie radicale envers l’Iran, comme cela a été démontré à l’ONU dans son discours de septembre à l’Assemblée générale.
En restant sur ce projet anti-iranien, le président Trump se trouve maintenant – à travers son jugement erroné sur les capacités de MbS et de MbZ d’apporter quelque chose de substantiel – sans troupes armées sur le terrain. Le Conseil de coopération du Golfe est en miettes, l’Arabie saoudite est en ébullition, l’Égypte dérive vers Moscou en achetant à la Russie des systèmes anti-missiles S300 pour 1 milliard de dollars, et 50 avions de combat Mikoyan MiG-29 pour 2 milliards de dollars. La Turquie est aliénée et joue sur les deux tableaux, Moscou et Washington, et une grande partie de l’Irak se range du côté de Damas et de Téhéran. Même les Européens se moquent de la politique américaine en Iran.
Bien sûr, Trump peut encore frapper l’Iran. Il peut le faire, même, sans résilier le traité anti-nucléaire JCPOA. Sa position, en créant l’incertitude du retrait ou non du JCPOA, ainsi que ses menaces de sanctions alternatives sont probablement suffisantes pour faire fuir les entreprises européennes (et quelques autres importantes) qui voudraient commencer des projets commerciaux en Iran. Aussi douloureux que cela puisse être pour le peuple iranien, cela ne peut dissimuler la nouvelle réalité du conflit post-syrien : que ce soit au Liban, en Syrie ou en Irak, peu de choses peuvent se produire sans la participation iranienne, d’une manière ou d’une autre. La Turquie aussi ne peut poursuivre une stratégie kurde réaliste sans l’aide iranienne. Et la Russie et la Chine ont toutes deux besoin de l’aide iranienne pour s’assurer que le projet de Route de la Soie, One Belt, One Road, ne soit pas déraillé par les extrémistes djihadistes.
Voici la réalité : alors que les dirigeants américains et européens parlent sans cesse de leurs plans pour contenir l’Iran, celui-ci et ses alliés régionaux (Syrie, Liban, Irak – et dans une mesure imprévisible, la Turquie) sont, de fait, en mesure de contenir – c’est-à-dire, dissuader militairement – l’Amérique et Israël. Et le centre de gravité économique de la région, inexorablement, s’éloigne du Golfe, vers la Chine et le projet eurasien de la Russie. La force économique du Golfe a dépassé son apogée.
Déployer une petite force d’occupation américaine dans le nord-est de la Syrie n’est pas une menace pour l’Iran, mais offre plutôt un otage à Damas et à Téhéran. Tel est le glissement de l’équilibre des pouvoirs entre les États du Nord de la région et ceux du Sud. Une force militaire américaine en Syrie, ostensiblement pour contenir l’Iran – indiquant que les États-Unis pourraient par la suite se repentir, si la Turquie devait agir – ou, finalement, abandonner en laissant leurs anciens alliés kurdes tourner en rond dans le vent sec syrien.
Alastair Crooke